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Interview

Des mécanismes de l’homophobie à la construction des identités gays et lesbiennes

Interview de Sébastien Chauvin, professeur de sociologie à l’université d’Amsterdam et chercheur au CNRS, auteur de « sociologie de l’homosexualité, » et d’ « introduction aux études sur le genre ».

Dans l’article « Honte » que vous écrivez en 2003, vous affirmez que « dans l’effet politique de l’oppression collective reproduite dans la série des interactions quotidiennes, la honte que connaissent et subissent les gays et lesbiennes ne peut sans doute être efficacement combattu que collectivement ». Le bilan des trois ans qui ont succédé à la loi sur le mariage pour tous est-il positif ?

Dans la production des inégalités objectives, il y a en effet l’Etat, et le droit. Par conséquent, le travail sur soi, notamment pour se libérer d’un sentiment de honte ou d’infériorité, peut être soutenu par des mouvements collectifs mais aussi par une égalité juridique. Sans minimiser la force de limitation qu’ont représenté les manifestations homophobes à l’occasion de la loi sur le mariage pour tous, et qui ont d’ailleurs conduit à avorter une partie du projet, il faut aussi les reconnaître pour ce qu’elles sont. C’est à dire des protestations qui n’avaient pas besoin de s’exprimer auparavant. Il y a une part d’exaspération dans leurs revendications. L’exaspération de voir « le bon sens » changer de camp. Autrement dit, le silence de la norme s’est fait chahuter par la réaffirmation d’une orthodoxie visiblement réactive. Sur le plan de la visibilité, que j’avais appelé la banalisation des identités gais et lesbiennes dans l’espace public et privé, évidemment, nous nous trouvons dans un cadre dominé par la norme hétérosexuelle. La position minoritaire des minorités sexuelles passe avant tout par l’invisibilité, comme un dispositif épistémologique qui reproduit des normes sociales dans l’espace public. Le simple fait de pouvoir mentionner deux normes entre lesquelles on peut choisir, c’est déjà une énorme victoire. Pour conclure, il est certain que les mobilisations réactionnaires ont eu un impact juridique et politique négatif, mais je trouve que l’on néglige l’accès à la visibilité que les communautés gays et lesbiennes ont obtenu, qui est difficilement renversable. De fait, le combat contre le mariage pour tous est désormais un combat perdu. 

Quelles sont les raisons d’une telle disparité entre les mécanismes de la gayphobie et de la lesbophobie ?

Quand on saisit les gays et les lesbiennes dans cette catégorie générique d’homosexualité, et donc d’homophobie pour penser toute hostilité à leur égard, nous faisons comme si c’était nécessairement le lien entre deux personnes de même sexe qui était problématique. Si ce n’était que le lien, ce serait donc le même problème pour les gays et les lesbiennes. Or on sait qu’une partie de l’invisibilité des lesbiennes est expliqué par leur sexualité, qui est souvent pensé comme une métaphore de la prise de possession de l’homme sur la femme, avec en tête le modèle du mariage.

Dans le modèle patriarcal, deux femmes ne peuvent pas mettre en danger une famille, puisqu’elles ne sont même pas héritières. On peut donc affirmer qu’avec un model moins patriarcal du mariage et de notre société, et plus d’égalité entre hommes et femmes, la disparité entre les mécanismes de la gayphobie et de la lesbophobie serait moins contrastée. Finalement, la logique d’homophobie définit par sa définition officielle est surdéterminé par des logiques de sexisme. A partir du moment où l’ordre du genre est maintenu, on se heurte par exemple à des réactions moins réfractaires.

Depuis l’adoption de la loi Taubira en France, 14 pays ont autorisé l’union entre deux personnes de même sexe. Pensez-vous que la question gay et lesbienne s’uniformise au travers de la globalisation ?

Si on pense uniquement en terme de modèle culturel et notamment à travers les termes utilisés, on peut penser à une beaucoup plus grande homogénéisation qui existe et qui est réelle. Pourtant, il y a une diversité de réalités dans de nombreux pays - qui peuvent eux aussi adopter des termes comme gay ou lesbienne, mais qui regroupent en fait des modes de pensées, des modes de construction de soi et des codes érotiques qui ne sont pas nécessairement similaires à ceux associés à notre culture par exemple. D’un autre côté, il y a l’homogénéisation qu’on peut associer à des transferts culturels, et celle-ci est souvent exagérée. En dehors du fait que l’on utilise les mêmes termes, et que les réalités soient différentes, c’est finalement les mêmes processus sociologiques qui s’y sont développés, tels que les transformations du rôle de la famille dans l’économie, l’urbanisation, ou le célibat. Dans un sens, la question gay et lesbienne se globalise, notamment grâce à un internet, mais ces questions avancent surtout de manière locale, en tenant compte des mécanismes sociaux propres à chaque pays, voir à chaque région. 

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